Le vin et les Bulgares : histoire d’une tradition
La Bulgarie peut se targuer de posséder une très longue histoire viticole et, même, d’être parmi les plus anciens pays producteurs de vin du monde. D’après les études archéologiques, les Thraces qui peuplaient le territoire de l’actuelle Bulgarie il y a plus de 4 000 ans y cultivaient déjà la vigne sur les pentes nord et sud des montagnes du Balkan…
Mille ans avant les Romains, les Thraces ont en effet développé des techniques et des outils spéciaux pour la culture des vignes et la production du vin. Durant la période d’occupation romaine, ces vignerons de talent produisaient un breuvage convoité en Grèce, en Sicile, en Asie mineure et en Egypte. Les inscriptions sur le tombeau de Kazanlak, les illustrations sur les objets du Trésor de Panagyurishte et les vestiges découverts au cours des dernières fouilles archéologiques témoignent de la vénération des Thraces pour la «boisson des dieux». Homère décrit dans l’Iliade les bateaux chargés de vin thrace arrivant dans le camp grec, devant Troie. Diverses sources témoignent du culte voué par les Thraces au dieu du vin Dionysos et au légendaire Orphée.
En 2005, des historiens bulgares ont découvert un cépage jusqu’alors inconnu. La vigne a été décelée à proximité du mythique temple d’Orphée, situé en Bulgarie du sud, dans le Rhodope oriental. Les experts ne parviennent pas à expliquer comment une plante a pu traverser 3 000 ans d’histoire, survivre et pousser à proximité du temple, alors que cette région ne possède aucun vignoble. Estimant qu’il s’agit là de la vigne dont le raisin a servi pour la production du célèbre vin rouge des Thraces, les historiens ont décidé d’appeler ce cépage unique « La larme d’Orphée ».
La « loi sèche » du khan Krum
Autour de 500 ans av. J.-C., des tribus grecques se sont installées sur les rivages de la mer Noire. Elles ont apporté leurs habitudes et leur expérience dans la fabrication du vin, permettant à la production locale d’atteindre une qualité nettement supérieure.
L’expérience accumulée au cours des siècles s’est prolongée après la fondation, en 681, de l’État bulgare, instauré dans la partie nord-est de la Péninsule balkanique et unissant Proto-bulgares et Slaves. Puis, afin de consolider le pays et de rassembler ces peuples dans un véritable État centralisé, le khan Krum (804 – 814) a mené une politique réputée stricte mais juste. Il a, notamment, institué le premier Code de lois bulgare connu, texte considéré comme le premier exemple, dans l’histoire de la Bulgarie, d’élaboration d’une politique sociale étatique: le Code de lois assurait en effet à tous les Bulgares, et notamment aux pauvres, la protection de l’État. L’excès de boisson, la calomnie et le vol étaient sévèrement punis. Dans un mouvement inédit dans le monde, le khan Krum est ainsi allé jusqu’à interdire la production d’alcool, exigeant que les vignobles soient arrachés. Toutefois, la légende raconte que ces mesures ont été levées après qu’un soldat, devenu célèbre à cause de sa force et de sa bravoure extraordinaires, ait avoué au khan qu’il les devait à sa consommation régulière de vin !
Au Moyen Age, la tradition viticole a été perpétuée grâce au christianisme (adopté en 865). Le vin y occupait en effet une place centrale lors de l’accomplissement des rites. Les monastères détenaient alors la plus grande partie des vignobles, les religieux travaillant à l’amélioration des qualités du vin et de sa conservation. C’est alors par exemple qu’on a commencé à l’entreposer dans des caves spécialement conçues à cet effet.
Puis l’Empire bulgare fut conquis par l’Empire ottoman en 1393. Les occupants autorisèrent toutefois les Bulgares à poursuivre la culture de la vigne, et ce durant les cinq siècles que devait durer leur domination.
L’épanouissement viticole
Après la libération du joug ottoman, en 1878, la viticulture s’est épanouie en Bulgarie. Dans les universités agricoles, on a introduit des cours d’œnologie et les premiers centres techniques de production de vin ont été créés à Souhindol, Sliven, Lovetch, Stara Zagora, Pleven, Tchirpan, Melnik… Lors des expositions universelles organisées à la fin du 19e et au début du 20e siècles, deux produits représentaient immanquablement la Bulgarie : l’huile essentielle de rose et le vin.
Les premières coopératives viticoles sont apparues au début du 20e siècle. Juste avant l’adoption de la Constitution, en 1879, une loi relative au vin a été votée[3]. Rapidement, le vignoble bulgare, essentiellement composé de cépages locaux, a atteint 130 000 hectares. Une épidémie de phylloxera a largement réduit cette surface qui, en 1919, n’occupait plus que 45 000 hectares. Dans les années 1930, l’introduction de cépages « internationaux », de nouvelles techniques de culture et de production de vin, ainsi que la création de cépages hybrides ont donné un nouvel essor à la viticulture. Les surfaces viticoles se sont de nouveau étendues sur 130 000 hectares.
Jusqu’aux années 1940, la vigne était cultivée exclusivement par des petits propriétaires et la plus grosse part des vignobles était composée essentiellement de cépages autochtones. Malgré les difficultés engendrées par la nationalisation des terres après l’imposition du régime communiste en 1945, la Bulgarie, qui jouit des avantages d’un territoire géographiquement diversifié et d’un climat relativement chaud, a continué à élaborer des vins de qualité. C’est ce qui explique que, parmi tous les pays de l’Est, c’est elle qui a concentré l’attention des amateurs de vin, consommateurs et commentateurs. Afin de satisfaire la demande de l’énorme marché soviétique (la Bulgarie exportait chaque année 5 millions d’hectolitres de vin vers l’Union soviétique), la priorité a alors été donnée à la quantité. La Bulgarie est ainsi devenue un pays vinicole de taille sous le communisme: en 1978, le pays était classé à la quatrième place mondiale parmi les producteurs et à la deuxième parmi les exportateurs, juste derrière la France !
Par ailleurs, pour répondre aux goûts des clients occidentaux, la Bulgarie a même introduit avec succès des cépages tels le Cabernet Sauvignon, rapidement suivi du Chardonnay et du Merlot. Correctement vinifiés, ces cépages ont remporté, à la fin des années 1960, un certain succès à l’étranger grâce à leur excellent rapport qualité/prix.
Le renouveau après la crise
Après la chute du communisme, les exportations de vin ont fortement diminué en volume. En valeur, elles sont passées de 140 millions d’euros en 1998 à 64 millions d’euros en 2004. La restitution des terres agricoles étatisées après 1945 puis la privatisation des caves en 1998 expliquent en partie la chute des exportations. La superficie du vignoble a parallèlement diminué de plus de moitié en quinze ans. En 2006, le ministère bulgare de l’Agriculture a estimé la surface des vignobles plantés de cépages destinés à la production du vin à 135.600 ha. Cette tendance à la diminution des surfaces récoltées continue. Sur la totalité des vignobles en exploitation, environ 68 000 ha ont ainsi été réellement récoltés en 2006, au terme d’une diminution des surfaces récoltées de 15 % par rapport à l’année précédente !
En contrepartie, de nouveaux clients, comme la Grande-Bretagne, ont été séduits, permettant une diversification de l’offre de qualité. La privatisation des années 1990 a en outre permis aux viticulteurs bulgares de poursuivre leur recherche de qualité en investissant dans du matériel de vinification perfectionné permettant de réformer la viticulture et de déclarer ses ambitions pour le marché européen. De cette façon, les vins de Bulgarie ont nettement gagné en qualité depuis dix ans, au point que certains œnologues ouest-européens voient dans la nouvelle Europe une future concurrence pour les vins du nouveau monde. Des plants de France et d’Italie ont été importés pour rajeunir les vignobles, dont un tiers (32 %) sont âgés de plus de 30 ans. Enfin, a commencé un processus de rétablissement des cépages autochtones, parmi lesquels le Mavrud[4] et le Gamza[5] sont le plus étroitement liés à la tradition bulgare.
De nos jours, la fête des viticulteurs et de la vigne, célébrée le 14 février, témoigne de la place centrale que le vin occupe dans la culture bulgare: depuis des temps immémoriaux, on vénère en ce jour le Patron des vignerons, Saint Trifon Zarezan. Au cours de cette fête d’origine païenne, liée au culte de Dionysos du temps des Thraces, les Bulgares se rendent dans leurs vignobles accompagnés de musiciens. Le meilleur vigneron taille un pied de vigne et l’arrose de vin pour que les vendanges soient bonnes. Les sarments coupés sont tressés en forme de couronne, que l’on posera sur la tête du « Roi de la Vigne ».
[1] Découvert en 1944, ce tombeau date de la période hellénistique, vers la fin du 4e siècle av. J.-C. Il est situé près de Seutopolis – capitale du roi thrace Seutes III – et fait partie d’une grande nécropole thrace. Le tholos comprend un étroit corridor et une chambre funéraire ronde, tous deux décorés de peintures murales représentant les rites funéraires et la culture thrace. Ces peintures sont les chefs-d’œuvre artistiques les mieux préservés de la période hellénistique en Bulgarie. C’est le premier monument bulgare inclus dans la liste du patrimoine de l’Unesco.
Le trésor de Panagyuriste (4e siècle av. J.-C.) est un ensemble exceptionnel de vaisselle en or de 23 carats appartenant à une tombe royale. Les neuf vaisseaux finement travaillés – rhytons, amphores et coupes – sont gravés et dépeignent en relief des scènes mythologiques. Il est exposé au musée de Plovdiv.
La loi sur les Vins, signée par prince Dondoukov en 1879, regroupe les ordonnances sur les pratiques œnologiques.
Le Mavrud est un cépage traditionnel très ancien, cultivé uniquement en Bulgarie. Il est répandu au sud du pays, essentiellement aux environs du Plovdiv, Assenovgrad et, dans de moindres proportions, autour de Stara Zagora, de Tchirpan et de Pazardjik. Le cépage est tardif. Dans l’aire de Plovdiv, il mûrit au début de mois d’octobre. Il préfère les sols alluviaux des zones chaudes du pays où il n’y a pas de danger de basses températures hivernales. Il est relativement résistant à la pourriture grise. Son rendement est moyen. La concentration en sucres du raisin varie entre 17 et 23 %, avec une acidité de 6,1 à 10,7 g/dm3.
Le Mavrud est parmi les cépages locaux les plus prisés pour les vins rouges. Il s’agit de vins sombres, riches, de couleur rubis foncé, avec une quantité suffisante de tanins et d’acides et un arôme très agréable de fruits des bois et d’épices.
Le Gamza, cépage très ancien, est cultivé dans les parties centrale, nord et nord-est de la Bulgarie où il était traditionnellement le cépage principal pour le vin rouge. En Hongrie, Slovaquie, France, ex-Yougoslavie, Roumanie, Autriche et Turquie, il est connu sous le nom de Kadarka.
Le Gamza est un cépage relativement tardif, récolté à la fin du mois de septembre. Il est préférable de le cultiver sur des collines aux sols légers. La grappe est de taille moyenne et porte des baies grandes et sphériques, à peau bleutée. Le plus grand défaut de ce cépage est la peau fine et fragile de la baie. Elle se fissure pendant les automnes humides et le raisin souffre fortement de la pourriture grise, ce qui entraîne une perte du rendement et de la qualité. Il a une faible résistance au froid hivernal. Au mûrissement, la concentration en sucre dans le raisin s’élève à 19 – 21,8 %. Au cours des années aux automnes secs et chauds, le Gamza donne des vins tanniques d’une couleur rubis peu profond, avec un arôme de fruits rouges, dominé par la framboise.